Kurun, un côtre franc de 10m pour la grande croisière en solitaire

Le 09/10/2024 1

Trois mois avant de commencer son tour du monde en solitaire au départ du Croisic, dans deux articles publiés dans la revue Le YACHT les 11 et 18 juin 1949, Jacques Yves Le Toumelin expose avec conviction, passion, pas mal d’humour et une pointe de poésie, ses choix architecturaux pour la conception et construction de Kurun. .

 

Après avoir lu ces articles, vous ne regarderez sans doute plus Kurun avec le même regard quand il participera à notre Quai des Voiles au Pouliguen ou quand vous lui rendrez visite au port du Croisic.

Cet article complète la passionnante conférence que nous avait offerte Michel Germain en avril 2022 lors de l’un de nos “Rendez-vous du port” : Un voilier nommé Kurun

Vous pouvez retrouver d'autres photos de Kurun dans la fiche Kurun des bateaux de nos Quai des Voiles .

N.B. : Pour en faciliter la lecture, j’ai fait le choix de retranscrire ces articles sous forme de texte plutôt que de coller directement les images des pages scannées de la revue de 1948. En effet, entre le vieillissement du papier, la qualité du scan et de nombreux défauts d'impression, la lecture en aurait été moins confortable. Les pages originales peuvent être consultées sur le site gallica.bnf.fr / de la  Bibliothèque nationale de France qui constitue la source de cette publication dans ce blog de Quai des Voiles.

Le Yacht : journal de la navigation de plaisance | 1949-06-11 | Gallica (bnf.fr) (pages 608 à 610)
Le Yacht : journal de la navigation de plaisance | 1949-06-18 | Gallica (bnf.fr) (Pages 639 à 641)

Article de Jacques Yves Le Toumelin dans la revue LE YACHT du 11 juin 1949 N° 3.157 72è année

Un côtre franc de 10 m. pour la grande croisière en solitaire

Révolutionnaire... Détracteur... Prétentieux ?... Non, simple matelot respectueux des traditions de la Mer et de la Voile, mais étonné de voir la fragilité de certains bateaux dits de croisière, conçus sans tenir compte des éléments dans lesquels ils doivent évoluer.

Ceux qui se lancent sur mer pour goûter la joie sans pareille de la croisière auraient certes beaucoup plus d'agrément, et surtout de sécurité sur des bateaux plus robustes et mieux armés.

Pour les derniers marins de métier, le mot « yacht » a parfois quelque chose de péjoratif. C’est une petite chose, jolie, élégante, certes, mais synonyme de fragile, inconfortable et d'une sécurité précaire... Les bateaux blancs ! beaux objets de luxe ! de gracieux oiseaux, mais pour le beau temps (1).

La présentation que je me permets de faire ici est celle d’un vrai bateau de mer sorti de saines conceptions, sans autre prétention que celle de conseiller aux jeunes qui affrontent le grand large de profiter de l'expérience sûre et indiscutable de nos anciens. C'est un appel à la sagesse que j’ose faire, car plus que nulle part ailleurs, sagesse est la clé de la réussite sur mer..

Janvier 1945. Coup de vent de SW. Un craquement épouvantable, couvert par les hurlements du vent et le fracas des brisants. Mon voilier neuf est à la côte... Un équipage de la Kriegsmarine l’a conduit là ! La mer et la cupidité de tant de gens désaxés par une guerre monstrueuse ne pardonnèrent pas. Du beau voilier si bien construit, il ne resta rien. De mon modeste local à terre, rempli du matériel le plus complet et le plus divers, il ne subsista que les murs parfaitement blanchis à la chaux !

Huit ans de travail et d’efforts réduits à néant.

Que restait-il de ce beau rêve ? De cette grande croisière si minutieusement préparée ? Un pauvre bougre, petit pêcheur artisanal qui avait dû fuir la côte bretonne pour gagner Paris, à bicyclette. Toute sa fortune était une culotte courte, un chandail, quelques centaines de francs et un revolver... Ce pauvre bougre, c'était moi !

Que la navigation est belle dans le doux alizé !

On dit que ceux de chez nous sont têtus... Un peu plus de 3 ans plus tard, on lançait mon nouveau voilier. Il faisait grand froid et je me traînais sur le pont avec un pied fracturé, mais la magnifique coque était à l’eau. C’était le Kurun (2).

Entreprendre de grandes traversées à bord de petits bateaux, est-ce folie ? Je ne le crois pas. Un bon petit bateau est aussi sûr qu’un grand et souvent davantage. A mon avis, la sécurité d’un bateau est plus une affaire de bonne conception que de dimensions.

Mon précédent voilier avait les caractéristiques suivantes :

  • Longueur : 8,63 m ;
  • Flottaison : 7,64 m ;
  • Largeur ; 3,15 m ;
  • Tirant d’eau en croisière : 1,40 m env.;
  • Lesté à : 1 400 t, dont 500 kg en quille;
  • Gréé en côtre à corne avec grand bout-dehors.

C’était une coque particulièrement puissante, volumineuse en œuvres mortes, très défendue de l’avant, avec une tonture considérable ; des formes évasées donnaient une grande réserve de flottabilité ; longue quille droite, arrière à tableau avec forte quête. Cette coque, malgré un aspect qui pouvait choquer certains, avait des qualités extraordinaires à la mer. Je pus en juger pendant les trop rapides mois au cours desquels je fis la pêche à bord.

J’avais une confiance entière en elle. C’était plaisir que de la voir se soulager avec aisance sur les grosses lames sans jamais embarquer. Ces qualités, dans les temps durs, allaient de pair avec une excellente vitesse, un équilibre parfait et une bonne maniabilité. Je pouvais louvoyer sous la seule trinquette.

Les circonstances me conduisirent à faire construire son remplaçant dans d’autres conditions. Il ne fut pas question de refaire le bateau perdu. Du reste, à la réflexion, je pensais qu’une coque plus grande offrirait plus de possibilités. Y a-t-il une longueur minimum à donner à une coque destinée à affronter toutes les mers ? Je serais bien embarrassé pour répondre d’une façon satisfaisante à une telle question. Si Slocum avait reconstruit son Spray, il eût conservé les mêmes lignes, mais agrandi son bateau. Et Slocum fut le plus extraordinaire marin de tous les temps. J'ai souvent médité le récit de ce fameux navigateur et j’ai toujours présent à l’esprit son passage de Bonne-Espérance : « Ce jour-là, le Spray manifesta l’intention évidente de prendre la position verticale et je crus bien qu’il y réussirait avant la nuit ». Un petit bateau peut chavirer dans le sens longitudinal, malgré les affirmations contraires des traités classiques de mécanique du navire. Le cas du Sandefjord est mémorable et donne à réfléchir. Ce bateau, de type norvégien, était ce que j’appelle un véritable bateau de mer. Ses caractéristiques principales étaient :

  • Longueur : 14,22 m ;
  • Largeur : 4,87 m ;
  • Tirant d’eau : 2,28 m.

Or, Sandefjord chavira dans le sens longitudinal au milieu de l’Atlantique... Il est  vrai que ce fut la conséquence de graves fautes de la part du skipper Erling Tambs, pourtant expérimenté et coutumier des grandes traversées.

Que peut-on en conclure ? Qu’une coque plus longue que celle de Sandefjord n’aurait sans doute pas chaviré ? Par contre, elle aurait pu être défoncée... D’autre part, plus petite, elle eût pu passer sans dommage sur la même vague en se présentant convenablement.

Ainsi donc, quant aux dimensions initiales minima, il est difficile de formuler des données infaillibles.

Néanmoins, j’estime qu’à partir de 8 à 9 m de longueur totale on commence à avoir des garanties suffisantes ; mais je suis intransigeant sur les caractéristiques fondamentales ci-après : Largeur ; franc-bord ; pas d’élancement.

Un petit bateau de mer convenable doit avoir, pour largeur minimum, le tiers de sa longueur. Un canot de 6 m avec 2 m de large, un voilier de 9 m avec 3 m ne sont pas larges. On croit trop communément qu’une coque de voilier doit être étroite pour bien marcher. C’est une erreur. En augmentant la largeur on augmente la stabilité, donc la possibilité de porter plus de toile, et la force propulsive croît en conséquence.

J’entame sérieusement ici des idées de certains yachtsmen; mais, à mon avis, une bonne stabilité de formes est un élément de base.

Le franc-bord est une donnée primordiale. Tout bateau de mer doit avoir une grande réserve de flottabilité ; c’est sa sauvegarde dans le mauvais temps. A ce sujet, j’estime que pour un volume de coque déterminé, il ne faut pas donner un déplacement relatif trop important. On a trop tendance à juger du franc-bord sur plan ou en contemplant les bateaux sur l’eau tranquille d’un port. En vérité, à la mer, il ne reste plus grand chose de ce franc-bord ; il suffit d’observer un voilier taillant sa route par belle brise pour en être persuadé. J’ai constaté que, précisément, ces adversaires du franc-bord n’avaient aucun scrupule à doter leurs bateaux de superstructures souvent exagérées, notamment de roofs, de house-boats allant de l’avant à l’arrière et dont le fardage est, le plus souvent, supérieur à celui d’une coque de mêmes dimensions mais bien défendue.

Quant aux élancements, ils sont à rejeter sur une coque qui doit vraiment battre la mer. Trop importants, ils sont nuisibles, voire dangereux. Les inclinaisons des extrémités doivent être harmonieuses, mais modérées.

Quand je décidai la construction du Kurun, j’avais des idées précises sur les formes à adopter ; mais, n’étant ni dessinateur, ni architecte naval, la consultation d’un homme de l’art s’imposait. Je connaissais Dervin pour avoir vu ses plans pendant une bonne quinzaine d’années et pour l’avoir rencontré une ou deux fois.Il m’a toujours paru posséder une excellente compétence sur la mer.

J’allai donc le voir, lui expliquai mes desiderata et lui donnai les caractéristiques de la coque désirée. Il dessina le Kurun et il le réussit.

J’avais fixé la longueur totale à 10 m, ce qui est suffisant. Quoique Dervin estime que, pour avoir un bateau sûr, il faut au moins 12 à 15 tonnes de déplacement.

Comme on peut en juger par le plan des formes, c'est une coque puissante, bien défendue, dotée d’une bonne réserve de flottabilité ; grande stabilité avec une largeur maxima de 3,55m et à la flottaison 3,20 seulement.

Caractéristiques principales :

  • L : 10 m
  • Lf : 8 m 36
  • l : 3 m 55
  • If ; 3 m 20
  • T. E : 1 m 60
  • Déplacement :8 t 1/2
  • Quille fonte : 1900 kg

Surface de voilure :

  • Grand’voile : 38,5 m2
  • Trinquettes : 9,6 m2
  • Flèche :12 m2

Total 77 m2

  • (?) : environ 15 m2
  • Foc n° 2 :11,6;m2

L’examen des lignes d’eau montre un tracé malgré tout assez tendu et favorable à une bonne marche.

Le plan de dérive est suffisamment développé pour permettre un excellent plus près et s’élever facilement dans le vent si nécessaire.

Les élancements sont modérés avec une quille assez longue, favorable à la stabilité de route.

J’ai choisi l’arrière norvégien, le considérant comme le meilleur, tant du point de vue des formes — malgré la difficulté d’obtenir la meilleure « coulée » — que de la solidité de construction. A ce sujet, je surprendrai peut-être beaucoup de lecteurs du Yacht en disant que j’estime l’arrière à voûte comme le pire ; les faits l’illustrent abondamment. En dehors des considérations précédentes : formes, solidité, je suis partisan du gouvernail extérieur, la jaumière étant toujours une source d’ennuis supplémentaires.

Un voilier de croisière doit avoir, outre une grande stabilité de forme, une stabilité de poids suffisante pour le rendre inchavirable. C’est pourquoi j'ai doté mon bateau d’une quille en fonte de 1.900 kg, soit environ 22 % du déplacement qui est de 8 t 5. Actuellement, j’ai en sus, 700 kg de lest intérieur en gueuses ; mais une grande partie passera par dessus bord quand tout mon matériel sera embarqué.

Une telle coque est très marine, gîte peu, a des mouvements doux, ne mouille pas, reste bien en route. Et sa vitesse est très supérieure à l’idée que beaucoup pourraient en avoir.

La construction est robuste, sans exagérations inutiles. La solidité d’une coque dépend plus de la disposition judicieuse des pièces et des bonnes liaisons que de forts échantillonnages.

On a employé presque exclusivement le chêne ; un beau chêne sec à grain serré et sans nœuds. C’est un des meilleurs bois qui soit. Personnellement, je le place même au-dessus de l’acajou pour lequel un engouement s’allie souvent à un certain snobisme.

Le bordé a 29 mm environ fini, les préceintes, doubles, 36. Les membrures sont en acacia ployé à la vapeur, de 45X50, espacées de 200 mm de centre à centre. Les fonds sont fortement tenus par 17 varangues massives solidement chevillées ou boulonnées. Les serres sont puissantes avec doubles serres de bouchain-bauquières et contre bauquières boulonnées. C’est la meilleure construction qui soit. La supériorité de la membrure ployée pour ces petites unités n’est plus à démontrer.

Le pont est en iroko de l’épaisseur du bordé. Ce n’est pas l'idéal, mais un progrès sur les bois mous et spongieux.

Les hiloires du rouf sont également en iroko ; j’avoue que c’est le seul point de construction qui ne me donne pas entière satisfaction au point de vue solidité. Noter que les hiloires sont boulonnés dans barrots et élongis, seule méthode donnant une étanchéité parfaite.

La construction fut confiée à Jean Moullec le Breton, assisté de son compagnon Coïc : des gens capables de couper une allumette en deux, sur l’épaisseur, avec leur herminette, comme d'ajuster des bordés de chalutier entre lesquels vous ne passeriez pas une lame de rasoir ! Je n’ai pas quitté mon bateau une seule minute depuis le tracé fait à la salle avec Moullec et je sais qu’il est solide.

La coque est entièrement pontée. La solution vraiment marine est le flush deck, mais c’était irréalisable en considération du creux insuffisant et du « guindant » généreux du propriétaire. J’ai réduit le rouf au maximum et ce n’est ni beau ni agréable, bien qu’il ne commence que sur l’arrière du mât et qu’il n'ait que 3,07 m de long.

Quant au sacro-saint cockpit traditionnel, je l’ai banni comme à bord de mon précédent bateau. C’est, à mon avis, une discontinuité du pont qui affaiblit la construction par la suppression de plusieurs barrots et enlève, par surcroît, de l’espace utilisable pour l'aménagement. Cette baignoire est, en outre, peu commode quand on est obligé de barrer tourné soit vers bâbord ou tribord, au lieu d'être face à l’avant. J’ai encore mal au cou au souvenir de deux jours consécutifs passés entièrement sur le pont, presque continuellement à la barre d’un cotre de croisière ainsi équipé... Quant à l’étanchéité des cockpits dits étanches, elle reste souvent à démontrer ! J’ai préféré le bon banc de quart. Au moins là on a ses sabots ou ses pieds nus solides sur le pont et s’il faut aller devant à la manœuvre, on y est d’un seul bond. Autre avantage du banc de quart : je loge dessous mes béquilles solidement arrimées dans le sens transversal, alors qu’à bord de tous les yachts on ne sait absolument pas où caser ces pièces encombrantes. De plus, le banc de quart est un excellent établi pour bricoler ; la fixation de l'étau y est tout indiquée.

Mon pont est ainsi dégagé : un rouf pas trop volumineux, 2 panneaux de descente, un à l’avant et l’autre à l’arrière, le banc de quart. Les passavants ont 0,71 m de large. Le pont est ceinturé d'un pavois d’un système particulier de 0,29 m de haut. Le pavois est indispensable sur un bateau de croisière pour la sécurité et pour empêcher le matériel de passer par dessus bord. Ces pavois sont du reste surmontés de solides chandeliers de 0,475 m à double filière. A ce point de vue, nombre de bateaux de croisière sont dangereux : rien n’étant prévu pour se tenir sur ces ponts perpétuellement inclinés, balayés dès qu’il y a un peu de mer et où l’on peut à peine mettre un pied à côté de l’autre. Parfait pour des sorties sportives l’été; mais inacceptable pour naviguer, surtout seul.
(A suivre.)
Jacques-Yves Le TOUMELIN.

(1) Il est bien entendu que ces généralisations et celles qui suivent sont émises par l’auteur de l’article et sous sa seule responsabilité. Aussi bien chacun peut lire dans Un Paradis se meurt, des appréciations contraires d'Alain Gerbault. (N. D.L. R.)
(2) En breton « Kurun » : Tonnerre.

Suite et fin de l'article parue dans le numéro du 18 juin 1949

Je reproche aux yachts classiques de n’avoir rien sur le pont pour tourner amarre. Je n’ai pas lésiné sur ce chapitre. A l’avant et à l’arrière une bitte de chêne d’une solidité à toute épreuve (renforts avec entremises), 6 biltards, chaumards, pitons, boucles diverses, cabillots, taquets...

Quant au gréement, il est traditionnel, archaïque, diront certains. Eh oui ! le bon vieux cotre à corne, trapu. Plan de voilure largement étalé dans le longitudinal, division se prêtant à de multiples combinaisons. Je ne saurais raviver des polémiques interminables, mais je m’en tiens à ce gréement parce que j’ai pu en juger à la pratique.

Le mât est court — 9 m au-dessus du pont — et solidement tenu par 4 haubans en acier de 12 mm de chaque côté. Sur l’avant, la tenue est triple : un étai et 2 drailles. Faire dépendre la tenue sur l’avant d’un seul étai est imprudent ; s’il « claque », le mât est vraisemblablement perdu. Autre erreur me semble être de faire dépendre du bout-dehors la tenue des étais ; le mien est absolument indépendant de tout le reste. Avec à peine la moitié de son haubannage, mon mât ne devrait pas bouger dans un coup de temps. Naturellement, pas de bastaque. Un bon gréement doit être robuste et simple. Toutes ces précautions n’empêchent évidemment pas un bateau de démâter, mais elles en limitent les risques. J’aurais voulu employer un beau spruce, mais ce ne fut pas réalisable. J’ai utilisé un présent : le plus beau pin Douglas de la propriété d’un généreux ami, châtelain de Bosgenet, dans la Creuse. Corne et gui sont cependant en spruce, ce qui est un allégement appréciable.

Mes voiles sont en fort coton croisé. J’ai vu de grandes goélettes avec des voiles majeures d’une force inférieure à celles de mon ancien petit cotre de 8,60 m ! Une voile digne de ce nom doit être en toile robuste, bien cousue, convenablement doublée, solidement ralinguée. C’est évidemment agréable d’avoir des voiles qui portent merveilleusement avec des souffles de brise du bassin des Tuileries; mais si elles doivent partir en lambeaux dès que le père Eole gonfle ses joues, ce sont là des fantaisies qui peuvent tout simplement coûter la vie au bateau !

Naturellement, toutes les voiles majeures sont au moins en double exemplaire, accompagnées de voiles de cape et d’une série complète de focs.

Je ne dirai pas que mon gréement se manœuvre tout seul. J’avoue humblement que c’est quelquefois pénible, avec une grand’voile de 40 m 2 en coton n° 5, des espars généreux, des poulies et des manœuvres largement calculées. Pour hisser et étarquer à bloc il ne suffit pas de regarder en l’air, surtout quand il y a de la mer et de la brise... Mais on choisit un gréement parce qu’on estime qu’il est le plus marin et non parce qu’il est le plus agréable.

Des yachtsmen se sont moqués de mon long bout-dehors : 3 m à l’extérieur. Je leur réponds : il serait encore beaucoup mieux s’il avait 1 mètre de plus ! Sans parler des avantages de posséder 2 voiles à l’avant, du réglage de l’équilibre, il ne faut pas sous-estimer l’effet puissant du foc sur la stabilité de route aux allures portantes. Le bout-dehors est un ennui dans le gros temps, dira-t-on ; mais il ne faut pas 10 secondes pour le rentrer. Au port on peut aussi le « mâter » en ouvrant le blin. C’est une bonne solution. Evidemment pas de sous-barbe fixe sur laquelle vient raguer la chaîne d’ancre. Le brave bout-dehors est un épouvantail pour ceux qui aiment bien les bateaux mais qui ont peur de la manœuvre...

J’ai adopté les trinquettes jumelles pour les longs parcours vent arrière. C’est la meilleure formule; et Marin-Marie, en navigateur accompli, l’a utilisée de la superbe façon que tout le monde connaît.

Le gui a la forme d’un cigare, afin d’obtenir un enroulement rationnel de la grand’voile et nécessaire en raison des fortes ralingues de chute. Combien de voiles roulent mal !

Comme Marin-Marie, j'emploie le portique. C’est parfait. Quand on a utilisé ce dispositif on ne peut plus s’en passer, surtout pour la navigation en solitaire.

Le gouvernail se manœuvre avec une longue barre franche articulée et démontable, classique. Les rabans en sont montés sur ressorts. J’ai conçu un dispositif simple pour pouvoir manœuvrer la barre de n’importe quel endroit du pont ; on peut même l’utiliser dans la mâture, si l’on veut gouverner entre des pâtés de coraux, par exemple. C’est presque indispensable quand on manœuvre seul dans un port. On peut également barrer de la cabine.

Quant au moteur auxiliaire, je suis à mettre dans la classe des « fous irréductibles ». Je désire en rester à ce merveilleux stade de la voile pure et n’aurais pas le courage de mettre cet engin dans ma belle coque de chêne, même si j’en avais les moyens financiers. Pourtant, combien m'ont fait de recommandations émues ! Ah oui, le moteur auxiliaire ; la belle garantie ! Vous empêchera-t-il d’être jeté à la côte par mauvais temps ? Les moteurs dits auxiliaires sont souvent trop faibles pour être efficaces quand il y a vraiment du vent et de la mer. Rien ne vaut un bon gréement — j’ai fait entièrement le mien et je sais qu’il ne manquera pas — et de bonnes voiles. Évidemment on peut aller écraser stupidement quelques crabes si l’on est drossé sur les cailloux par un courant que l’on ne peut étaler à la voile; alors, on risque une de ses ancres.

Plus jeune, j’ai failli plusieurs fois perdre des bateaux sans moteur; mais, à laréflexion, j’étais fautif. Il y a des risques qu’un vrai marin ne sait pas prendre et la sagesse à la mer est aussi de prévoir.

Au surplus, on deviendra difficilement un vrai manœuvrier si l’on s’habitue à utiliser le moteur. Il est si pratique qu’on le met en route à tout bout de champ et dès qu’une manœuvre s’avère pénible, ou compliquée.

L'aménagement est simple. Le luxe en est exclu, aussi bien par raison d'économie que par son inutilité, Vernis et cuivre sont réduits au minimum. Je trouve d’ailleurs tristes et sombres les intérieurs entièrement en acajou verni. Vivent les intérieurs de rouf peints en blanc ! Pas d'infinité de compartiments qui divisent le bord en un nombre impressionnant de réduits, faisant des logements pour des poupées.

Un aménagement de bateau doit donner le maximum d'aise pour l’équipage, tout en permettant de loger convenablement le matériel. Le mien ne comporte aucun vaigrage ; il est entièrement démontable et presque instantanément. L’air doit pouvoir circuler et l’accès à la coque, de l’intérieur, doit pouvoir se faire partout et rapidement, aussi bien pour l'entretien qu’en cas d’avaries.

Je suis partisan du système des tiroirs qui permet un accès immédiat au matériel que l'on peut, d’autre part, ranger sans le mélanger. A bord d’un bateau, chaque chose doit avoir sa place précise et on doit pouvoir saisir rapidement, sans tâtonnement, ce dont on a besoin. C’est pourquoi j’ai doté mon bateau de 31 tiroirs, chacun ayant un volume appréciable ; leurs glissières sont emmanchées à queue d’aronde et se démontent rapidement.

L’intérieur est divisé en 3 compartiments par 2 cloisons possédant chacune un passage ; la porte est toujours un ennui à bord des petits bateaux. La partie centrale constitue l’aménagement proprement dit. C'est une très belle cabine longue de 3,82 m avec 1,82 m de hauteur sous barrots de rouf. A la descente on trouve, à tribord, la cuisine et, à bâbord, la table à cartes ; puis 2 couchettes symétriques de 1,90 m X 0,80 m. Au pied des couchettes, ies deux caisses a eau, principales ; au-dessus, à bâbord, un placard et, à tribord une grande étagère. En abord de chaque couchette, une large galerie avec caissons et alcôve.

La table à cartes est fixe, toutes les cartes s’y logent sans diffculté, sans pliage, dans un tiroir étagère approprié. Les dépendances de la table à cartes ont été étudiées pour avoir tout à portée de la main. Avec ie matériel de bureau, la papeterie et les documents usuels tous les instruments de bord : montre d’habitacle, chrononètre (sur étagère rabattable et à tirette), baromètre, etc... ont leur place particulière. On peut utiliser l’optique du bord directement du pont, sans descendre dans la cabine.

La cuisine est simple : vaisselier, pompe à eau douce, évier, fourneau anglais « Mon.tor », monofoyer à cardan ; une longue expérience de vie solitaire m’a montré qu'un seul. foyer était très suffisant pour cuisiner à longueur d’année.

Le poste avant et la soute arrière comportent chacun 2 longues et larges étagères symétriques, qui pourraient! être utilisées aussi comme cadres. Dessous, de grands caissons et des tiroirs. Ces deux compartiments sont réservés au matériel proprement dit, la cambuse étant à l’arrière. Les W.-C. sont près du mat.

A bord d’un bateau de grande croisière convenablement équipé, il faut loger un matériel considérable. Outre tout ce qui peut se trouver à l’intérieur de sa propre maison (j’entends la maison d’un homme pratique), il y a tout ce qui est nécessaire au bateau. A ce sujet, j’ai remarqué que beaucoup d’hommes qui ont entrepris d' importantes croisières ont fait preuve d'une certaine légèreté qui m’a toujours laissé songeur. Par les moyens du bord il faut être capable de faire face à toutes les éventualités, ce qui se traduit par des rechanges abondants, un outillage complet, des réserves nombreuses et variées. L’inventaire détaillé de mon bord remplit un épais cahier et, bien que mon bateau soit spacieux, il n’y a plus place pour loger une aiguille à voiles quand tout est embarqué. Rien que pour porter les voiles de rechange il faudrait plusieurs hommes. Il y a des centaines de kg de filin, des caisses d’outils, pointes, boulons, poulies, manilles, etc... Je me perdrais dans une énumération fastidieuse s’il fallait tout citer.

Beaucoup se sont moqués de ma trop grande minutie. Mais le succès des grandes navigations est fonction du soin apporté à leur préparation.

Ce n’est pas chez le shipchandler du coin que l’on ira chercher le fourneau de rechange, l’aiguille à voiles n° 14, les pointes de 70 ou le 1er a caiiat dont on aura besoin au large ou sur un coin de terre éloigné. J’ai même à bord des engins qui paraîtront ridicules à beaucoup: pelle, pioche, grande hache de bûcheron, grosse masse, etc...

L’armement, étudié dans les détails, est très complet. J' insiste sur les apparaux de mouillage qui sont d’une importance capitale et si souvent insuffisants à bord des yachts. Un bateau de croisière doit avoir au moins 2 ancres convenables — j’en ai 4 — de bonnes chaînes et d’excellents câblots. Le calibre des chaînes employé est toujours trop faible. On admet qu’une chaîne de 10 mm est suffisante pour tenir un bateau comme le mien. C’est peut-être vrai pour un mouillage normal l’été, mais inacceptable dès que les conditions deviennent un peu dures. J’ai vu des chaînes neuves de 10 mm brisées comme verre par coup de vent (force 9 seulement), par des bateaux de 8 à 9 tonnes et, par tempête (force 11), des chaînes analogues brisées par des « canots » de 2 à 3 tonnes ! J’emploie le 10 mm par beau temps, autrement le 12, et s’il faut vraiment « tenir » et « étaler », un bout de chaîne de 14 maillée avec un câble gros comme le bras. Dès que le fond devient un peu important, j’ajoute un câblot à un élément de chaîne, pour ne pas être amené à posséder à bord un poids invraisemblable de chaîne. Au demeurant, le cordage textile a une élasticité qui est de rigueur. J'utilise, pour ces petits bateaux, des filins dont la rupture est voisine du déplacement. J’observe souvent en été les yachts qui manœuvrent au mouillage. Quand la brise fraîchit sérieusement il est classique de voir élonger une deuxième ancre ; mais cette deuxième ancre et sa ligne de mouillage sont aussi médiocres que la première. Mouiller 2 ancres « en barbe » est peut-être une garantie morale ; mais comme elles ne « travaillent » jamais bien ensemble, si les conditions deviennent réellement mauvaises, le bateau chasse quand même ou bien les 2 chaînes (ou câblots) cassent l’une après l’autre ! Il est préférable d’utiliser une seule ancre plus lourde et une chaîne plus robuste, ce qui ne dispense pas d’avoir paré un deuxième mouillage. Avec une bonne ancre, empennelée si nécessaire, et une chaîne sérieuse on tiendra. Il faut toujours filer une bonne touée et lui donner le plus d’élasticité possible, en ajoutant éventuellement des poids sur la chaîne.

Ancres et chaînes trouvent leur place sous le plancher du poste et de la cabine.

Quand on dessine un voilier, on ne semble pas se tourmenter outre mesure de la façon dont il se comportera à la cape. C’est pourtant un point essentiel. Il faut un bon équilibre entre les volumes immergés et émergés et le bateau doit pouvoir capeyer docilement. L’ancre flottante a aussi son importance et j’en ai 2 exemplaires à bord. Pour le filage de l’huile j'ai conçu un petit appareil à débit réglable selon viscosité et température, plus rationnel que le sac.

Les pompes de cale sont presque toujours insuffisantes à bord des yachts. Le Kurun est équipé de 2 pompes d'épuisement : la première normale, la deuxième à gros débit. C’est un appareil qui n'est ni beau ni discret, mais il crache son seau d’eau à chaque coup de brinquebale. Cela aussi peut avoir un jour son utilité.

Les capacités en eau douce du bord dépassent 400 litres. L’essentiel étant dans les 2 caisses de 180 litres au pied des couchettes. Ces caisses sont naturellement indépendantes. La question de l’eau est d’une importance capitale pour une longue traversée. On ne prend jamais trop de précautions à ce sujet et il est prudent d’avoir une réserve de sécurité en dame-jeannes et bouteilles, l’eau se conservant parfaitement dans le verre. Le pétrole, nécessaire à la cuisine et aux fanaux, est aussi conservé en plusieurs réservoirs ou bidons pour des raisons de sécurité.

Pour l’homme qui vit près de la nature, la pêche et la chasse sont des activités de toute première importance. Aussi trouve-t-on à bord des armes et un matériel de pêche très varié permettant aussi bien de capturer un maquereau que de harponner un cétacé.

L'annexe est une prame Dervin de 1,80 m. J’en ai augmenté le franc-bord à la construction et je n’ai qu’à me louer de cette nécessaire amélioration. Cette petite embarcation est parfaite ; suffisante pour assurer le service avec la terre, sa légèreté permet de la porter seul à sec sur de grandes distances. Elle est cependant trop petite pour certaines manœuvres, élonger une ancre, par exemple, mais on peut recourir aux artifices de la vieille marine. L’embarcation se loge aisément à bord, sur le rouf ou sur le pont à l’avant ou, mieux encore, sur le pont à l’arrière, derrière le banc de quart; autre intérêt d’avoir de la place sur le pont.

Les moyens de navigation sont classiques : compas, loch, montre, chronomètre, sextant, etc... ; aucune raison de naviguer avec beaucoup moins de précision qu’à bord d’un grand bateau, bien que les observations ne soient pas toujours réalisables dans les conditions optima.

Et voilà présenté dans son ensemble un petit bateau qui ne paraîtra pas très orthodoxe à beaucoup. Les habitués des bateaux fins le trouveront tocard. Je répondrai à ces sceptiques : savez-vous exactement ce qu'est le gros temps ? Combien prennent un grain pour un coup de vent et un coup de vent banal pour une tempête historique ! Autre chose est d’avoir subi, ne serait-ce qu'une seule fois, des coups durs, quand le vent souffle à plus de 100 km à l’heure et que la mer n’est qu’écume et poussières d’embruns.

Je connais l'histoire d’un certain nombre de petits voiliers qui se sont lancés dans de grandes traversées Je suis assez sceptique sur les résultats des entreprises d’amateurs. La navigation n’est pas toujours un amusement ni un sport ; c’est un métier. Et quel métier ! On croit être marin pour savoir barrer un bateau ou faire un point par trois étoiles. C’est une erreur. Il faut dix à quinze ans de pratique pour former un marin et lui donner, avec l’expérience, un jugement sûr. De vieux loups de mer qui ont navigué trente ou quarante années sur tous les océans déclarent humblement : « A la mer on apprend tous les jours. »

Quand on considère des traversées comme celles de Crapo, des frères Andrews, de Lawlor, de Rebell et de tant d’autres, on est atterré. Ce sont entreprises de déments qui ne représentent pas grand’chose, sinon une grande endurance physique, de la volonté, mais surtout une chance énorme : exploits sportifs, mais non pas de la navigalion. Vouloir porter un autre jugement serait rabaisser la valeur d’incomparables marins comme Slocum, Bernicot, Marin-Marie.

Il serait impressionnant de connaître la liste de ceux qui ont perdu leur bateau ou se sont noyés dans de telles aventures. A la mer, l’ignorance se paie tôt ou tard. L’expérience est aussi nécessaire qu’un bon bateau, sinon davantage. On pourrait m’objecter le cas du Tilikum ; mais peu d’hommes de la trempe de Voss, avec l’expérience d’une rude carrière de marin, sont capables de réaliser de semblables performances. Il faut se garder de généraliser.

Je suis partisan de la navigation en solitaire, bien que j’en connaisse les risques supplémentaires et surtout la fatigue physique qui en est la rançon. On ne s'entend pas toujours avec un ou plusieurs équipiers surtout s’ils n’ont pas la formation suffisante. Effectuer une grande traversée à deux ou trois ou l'entreprendre seul sont des choses très différentes. Si le premier cas est une navigation banale, le second est presque une performance. L’aide d’une femme ou d’un enfant à la barre peut être appréciable. Seul à bord, la résistance humaine a des limites si l’on doit rester plusieurs jours sans repos pour assurer la veille.

J’ai fait campagne à la grande pêche comme matelot léger. Je sais ainsi comment on se traîne sur un pont, anéanti par un dur travail, l’absence de sommeil, et quelle énergie il faut posséder pour ne pas se laisser aller, en ces moments-là, à une négligence dangereuse et peut-être fatale.

Le plus grand danger de la navigation solitaire est l’abordage. Je porte la nuit au lieu des feux de côté qui se voient mal. un feu blanc unique en tête de mât et qui éclaire tout l’horizon, hissé sur porte-fanal classique à double guide. Il y a trop d'exemples d’abordages dus à la négligence sinon à la malveillance, pour que l’on puisse dormir en paix. Un grand navire peut vous envoyer par le fond sans même s'en apercevoir.

Je ne m’étendrai pas sur l’intime et personnel sentiment qui anime le navigateur solitaire ; je ne saurais l’exprimer complètement et ne serais peut être pas compris.

Ce n’est pas en tout cas le désir de réaliser un exploit sportif, de battre un record ni la recherche d’une publicité quelconque qui me poussent. Les raisons sont d’un ordre autrement élevé : d’une part, l’indifférence totale à l’égard d’une civilisation matérialiste qui ne représente rien et dans laquelle le sens de la vie a été perdu ; d’autre part et surtout, un grand amour de la mer qui m’a fait admirer, dès mes premières sorties vers le large, cette profession de foi du poète espagnol José de Espronceda dans sa chanson du Pirate (Cancion del Pirata) :

« Car mon bateau est mon trésor.

Mon Dieu, la liberté,

Ma loi, la force et le vent

Et mon unique patrie : la mer. »

Jacques-Yves LE TOUMELIN.

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Commentaires

  • François TAMALET

    1 François TAMALET Le 11/10/2024

    Quels talents et d'intelligence portés et si bien racontés à l'attention de son bateau. Respect

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